Plus Belle La Vie, son parcours, les liens avec sa vie personnelle, sa façon d'envisager son métier : Pierre Martot se livre comme il ne l'avait jamais fait auparavant !

Bonjour Pierre,
C’est un plaisir d’effectuer cette interview avec vous !
Vous avez un parcours, au sens global, très hétérogène et très atypique. Vous avez commencé par des études de psy, vous avez été aussi journaliste, vous êtes à présent comédien, sur les planches et à l’image. De façon générale, si l’on revient sur ce parcours-ci, comment passe-t-on d’un registre à un autre ? Y a-t-il eu des moments clé ? Des déclics ? Des envies ?
En fait, j’ai commencé par des études d’économie, pendant 4 ans. J’ai eu mon Bac assez jeune – je venais tout juste d’avoir 17 ans – et je ne savais pas trop quoi faire. Alors j’ai fait les mêmes études que mon frère aîné. Jusqu’en licence. L’économie m’intéressait mais il y a eu alors, dans ma vie, un événement au bout de ces 4 ans-là, qui est venu tout bouleverser. Ma petite amie est tombée malade et elle est décédée deux ans après – d’une tumeur au cerveau. J’avais 20 ans. J’avoue que la vie avait été assez facile pour moi jusque-là et j’avais grandi sans trop me poser de questions. Après ça, évidemment, c’était autre chose. J’ai voulu comprendre ce qui s’était passé. Comme s’il y avait quelque chose à comprendre. Je m’interrogeais sur mon existence, sur le sens de la vie, sur celui que je voulais lui donner.
J’ai donc quitté les études d’économie pour aller vers un questionnement plus intime, à travers les études de psychologie. J’ai mené ces études jusqu’à leur terme, à Paris, à la Sorbonne. J’avais ce que l’on appelait un DESS, ce qui s’appelle maintenant un Master II, qui est le diplôme nécessaire à l’exercice de la profession de psychologue. Ce que j’ai fait pendant 1 an. J’intervenais dans une association, dans une maison qui accueillait des jeunes gens qui vivaient dans la rue ou qui sortaient de prison, pour les accompagner pendant quelques semaines. Je donnais aussi des cours à des infirmiers en hôpital psychiatrique, et il m’est aussi arrivé, pendant cette période, de recevoir des personnes en entretien privé.
Je me suis donc retrouvé face à des gens qui me racontaient la difficulté qu’ils avaient à vivre et qui attendaient de moi une aide. J’étais jeune, j’avais 25 ans, et je me trouvais face à des gens qui avaient en réalité une expérience de la vie beaucoup plus remplie et plus riche que la mienne. Dans l’institution où j’accueillais des jeunes gens en difficulté, j’étais le seul psy, je n’avais pas quelqu’un au-dessus de moi qui aurait pu me conseiller, et je me sentais donc totalement démuni face à ces gens.
Au bout d’un an, j’ai eu le sentiment que quelque chose me manquait, que je n’étais pas mûr. Il se trouve que j’étais dans un poste de remplacement. La personne que je remplaçais revenait, et j’ai décidé d’arrêter d’être psy.
J’ai aussi compris, après cette première expérience professionnelle d’un an, que j’avais besoin de jeu et de lumière dans ma vie. C’était déjà cela qui m’avait intéressé dans les études de psycho. Pendant mes études, j’avais l’espoir un peu naïf que j’allais être un grand psy, que j’allais sauver les gens parce que j’allais « comprendre ». Evidemment, ce n’est pas comme cela que les choses se sont passées… comprendre la vie, c’est un tout petit peu plus compliqué que de faire ce qu’il faut pour obtenir son diplôme à l’université.
Au bout de cette année-là, nous étions dans les années 80, c’était l’ère Mitterrand, ça respirait beaucoup dans la société française et il y a eu ce que l’on appelait les radios libres. On pouvait quasiment, juste en en ayant envie, travailler dans une radio, même si on n’avait pas la formation nécessaire. C’est ce que j’ai fait. Je me suis formé et, du coup, après, j’ai été salarié. J’étais animateur, je faisais aussi les flashs infos ainsi que les interviews d’artistes. J’ai été amené à aller dans les théâtres et à voir beaucoup de spectacles. Cela m’a énormément intéressé, notamment la façon dont le théâtre, je parle là du grand théâtre, interroge la condition humaine.
Un metteur en scène m’a proposé alors de travailler dans l’un de ses spectacles, ça m’a beaucoup plu et j’ai compris que c’était cela que je voulais faire : jouer à être un autre.
Complètement naïvement là encore, après deux ans de journalisme, j’ai décidé que je serai acteur et je suis monté à Paris alors que je ne connaissais rien du métier. Dans mon esprit, je partais pour conquérir le monde. Mais, encore une fois, ce n’est évidemment pas comme cela que les choses se sont passées.
Il a d’abord fallu que j’apprenne ce métier. Je l’ai fait au théâtre, avec des gens merveilleux, les plus belles personnes que j’ai jamais rencontrées dans ce métier. Et on a la chance, en France, d’avoir des écrivains de théâtre vraiment merveilleux. Je me suis formé au classique. J’ai travaillé sur Corneille, Racine, Molière, et aussi Claudel...
Puis j’ai eu beaucoup de chance. J’ai très vite rencontré Claude Chabrol qui cherchait un acteur originaire de Normandie pour un film qu’il s’apprêtait à tourner dans la région normande, à Dieppe.
Je devais jouer un soldat allemand. Je laissais tomber une pièce dans un café en allant payer. Un enfant ramassait la pièce pour me la rendre et je devais lui dire « Danke Schön ». Ce n’était presque rien – la scène dure quinze secondes dans le film - mais j’étais carrément ivre de peur. Quand même, c’était Claude Chabrol, un des cinéastes français les plus prestigieux de l’époque ! Un film avec Isabelle Huppert, François Cluzet, Marie Trintignant. Et moi, je n’avais jamais fait ce genre de trucs. Je n’avais quasiment pas dormi de la nuit tellement j’étais impressionné, tellement j’avais le trac. Et je me suis servi de cette ivresse. Il faut se servir de tout sur un plateau de tournage. Je me suis levé de table, je tremblais, l’enfant a ramassé cette pièce et je lui ai caressé la joue, dans un état de grande fatigue. Je me suis imaginé sur l’instant que ce soldat allemand que je jouais à l’époque, qui avait 30 ans, avait peut-être une famille et des enfants en Allemagne et que, se sentant très seul, il était ému par cet enfant devant lui. Je pensais aussi qu’il était très fatigué, peut-être un peu saoul. J’ai laissé venir ces émotions-là, toutes simples, sur le moment, sans les appuyer. A la fin du tournage, une assistante est venue me voir pour me dire que Claude Chabrol avait beaucoup aimé mon travail. J’ai cru qu’elle se moquait de moi. Ce n’était que quinze secondes mais, en réalité, elles ont décidé de toute ma vie…
Quelques années après, j’ai retravaillé avec lui. Au total, nous avons fait 5 films ensemble. Dans certains de ces films, je ne faisais pas grand-chose, trois silhouettes – quasiment de la figuration – mais il m’a tout de même donné deux vrais seconds rôles. Il se souvenait de moi et me rappelait. Je crois que ce qu’il aimait en moi, c’est que je n’ai pas un côté acteur. Et cela a lancé ma carrière. C’est ce qui m’a permis de trouver un agent après « Betty », un très beau film avec Marie Trintignant dans lequel je joue son beau-frère, un militaire de grande famille. Fallait y penser : moi, en militaire issu d’une famille du XVI arrondissement parisien. C’est cet agent qui, après, m’a permis de rencontrer des gens du cinéma et de la télévision et de travailler avec eux.
La loi de ces changements dans ma vie, puisque vous me demandez s’il y en a une, c’est ma curiosité pour tout ce qui touche à la condition humaine. Même dès les études d’économie, c’était déjà ça. Je suis convaincu que tout ce que nous vivons est politique. Mais cette curiosité s’est repointée et reprécisée pendant mes études de psycho, qui m’ont davantage recentré sur l’individu. Mais ce qui a été nouveau dans le théâtre et le cinéma, c’est que ça s’est fait dans le jeu. J’ai besoin que ça joue. J’ai besoin que, dans ma vie, il y ait du jeu et de la liberté.
Psy, c’est un métier magnifique parce que ça permet à des gens de se comprendre et, à partir de là, de vivre mieux, mais c’était peut-être trop sérieux pour moi à ce moment-là de ma vie. Je crois que j’y serais davantage prêt aujourd’hui. Mais j’ai besoin de lumière. J’aime la lumière, l’excitation sur les plateaux de tournage, la montée d’adrénaline avant d’entrer en scène et, encore une fois, j’ai besoin de liberté.
Voyez-vous certains liens, certaines complémentarités entre ces différents registres ? Vos premières expériences vous aident-elles encore aujourd’hui, dans votre quotidien d’acteur ?
Ça m’aide parce que je ne peux pas me refaire : dans la vie, j’ai la passion de comprendre. Quand je suis face à un texte de théâtre, je l’aborde en essayant de comprendre le moindre instant de la scène, la moindre réplique, le moindre silence. C’est la base du travail de l’acteur. Il ne suffit pas d’apprendre son texte par cœur et de faire le beau sur une scène. Il faut l’étudier seconde par seconde, mètre par mètre.
Et je travaille exactement de la même façon dans « Plus Belle La Vie ». Je pars de ce qui est écrit et je vais l’étudier dans les moindres détails. Evidemment, les situations sont souvent plus simples dans « Plus Belle La Vie » qu’au théâtre. Mais, à chaque réplique, je vais essayer de comprendre pourquoi Léo prononce exactement ces mots plutôt que d’autres. Quels rapports il entretient avec les autres personnages qui sont présents dans la scène. Ce qu’il veut obtenir, ce qu’il cherche, dans quel état émotionnel il est. Il y a des étapes, dans une scène, des rendez-vous, ça avance réplique après réplique.
Et après cela, quand je me retrouve sur le plateau, le jour du tournage, j’essaie de jouer d’instinct, de tout oublier de ce que j’ai étudié, de ce que j’ai compris. Il faut se laisser faire. Il y a quelque chose qui vient, de toute façon, et, si on a suffisamment travaillé, on peut faire confiance à ce qui arrive. Je me sers de tout ce qui se passe à ce moment-là, vraiment j’essaie de me défaire de tout le travail de préparation et d’être absolument disponible à ce qui se passe. Je joue en fonction du réalisateur et des partenaires, de ce qu’ils me proposent. Je peux faire quelque chose de complètement différent de ce que j’avais imaginé si la proposition du réalisateur m’ouvre sur une chose à laquelle je n’avais pas pensée et que je trouve plus intéressante que ce que j’avais imaginé. Mais je suis nourri du travail que j’ai fait en amont. Et puis, bon, je suis un acteur qui a besoin de beaucoup travailler. C’est ma passion. Si je ne travaille pas beaucoup, je m’ennuie.
Jouer, pour moi, c’est comme un shoot, c’est comme une drogue. Entrer dans le jeu, c’est à la fois être avec soi et partir en voyage, c’est quitter ce monde qui peut être terrible. On part ailleurs ; on s’emmène ailleurs. C’est de l’enfance ; moi, je suis un gamin quand je joue...
On peut faire toutes les théories qu’on veut sur le métier d’acteur, il y a un moment où ça échappe à toute explication. Ça se voit avec les grands acteurs : à un moment, ça décolle... Si on pense à Joachim Phoenix dans "Joker", par exemple. C’est un acteur qui a tellement pris le rôle à son compte. Il a tellement travaillé pour s’imaginer que c’était à lui qu’arrivait tout ce qui arrive à son personnage : cette petite-enfance maltraitée, le rejet et la souffrance que ça entraîne, la folie. Et, à un moment, ça décolle. Parce qu’il a tellement préparé son rôle dans le détail qu’il peut se permettre de laisser faire le jeu, parfois à la limite d’en faire beaucoup mais, à ce moment-là, il faut compter sur le réalisateur qui doit le canaliser, poser des limites…

Dans un registre totalement différent, on peut aussi penser à Michel Simon dans « Boudu sauvé des eaux », par exemple, où là le jeu c’est de la poésie pure, ça reste totalement inexplicable. Là, on a à faire à un acteur poète… Pour revenir à aujourd’hui, on a à l’heure actuelle en France des acteurs comme Reda Kateb ou Roschdy Zem, par exemple. Evidemment, là, le jeu est plus intériorisé. On sent que ça vibre à l’intérieur, mais on est incapable de dire comment ça marche. Je ne me compare pas à ces acteurs-là, évidemment, mais c’est pour dire qu’il y a un moment où le travail de l’acteur échappe à toute tentative de compréhension.
Donc toute cette formation que j’ai, qui vient de toute ma vie d’une certaine façon, ces 40 ans de formation que j’ai derrière moi, ça a des avantages et des inconvénients. Parce que j’ai la passion de comprendre. Et que, quand arrive le moment de jouer, il faut renoncer à comprendre. Il faut accepter d’être nu, ne rien savoir, se laisser faire et faire un truc qui s’appelle simplement « jouer ». Mais, ce dont je suis sûr, c’est qu’il faut avoir beaucoup travaillé avant. On sera plus fort, plus intéressant, si on a beaucoup travaillé avant d’arriver sur le plateau.
Parce que c’est aussi un travail. Il faut entendre De Funès quand il parle de comédie, le sérieux avec lequel il en parle. Il dit que la comédie ne tient à rien, c’est à un dixième de seconde près que ça se joue. Pour une réplique, pour un geste, ça peut être raté. Evidemment, il y a du jeu, on s’amuse ; mais un plateau de tournage, c’est un lieu de travail. Quand ils jouent, les enfants sont très sérieux. Moi, au foot, je voulais tout faire : les touches, les coup-francs, les corners. Je suis toujours comme ça : je joue à fond. Si je rate quelque chose, je suis triste, vraiment, j’ai du chagrin. Si on me dit que c’est bien, et surtout si je sens que c’est bien, je suis très heureux et j’ai une profonde reconnaissance envers tout le monde, envers tous les gens qui ont rendu cela possible. A ce moment-là, j’adore la vie.
Parmi vos activités artistiques, il y a aussi beaucoup de lectures publiques. Justement, comment les préparez-vous ? Avez-vous une méthodologie particulière, face à ce jeu sans doute différent des plateaux et des planches ?
Là, encore une fois, je travaille énormément mes lectures. Je les prépare énormément. L’enjeu, dans une lecture, c’est de faire entendre le texte, cela paraît évident. Pour ça, il faut essayer de mettre à jour ce qui a rendu ce texte possible, les pensées et les émotions de l’auteur qui l’ont fait naître, ce que l’auteur veut dire. Tout ça, c’est de l’évidence. Et après, ce travail fait, il faut s’effacer et faire entendre le texte. Il ne faut pas que le public soit happé par le comédien, il faut qu’il soit saisi par le texte qui est en train d’être lu. Je suis très touché quand quelqu’un vient me voir à la fin d’une lecture et me dit : j’ai complètement oublié que je vous avais vu à la télévision. On s’en fout de l’acteur ; ce qui compte, c’est le texte. J’essaie d’accompagner le texte pour faire entendre ce que l’écrivain a voulu transmettre. J’essaie de l’aider. Les émotions qui le traversent, les sensations, les idées. Une phrase, ça a une couleur, un « sentiment » comme dit Fabrice Lucchini. C’est un équilibre à trouver. Ce sens du service, s’effacer derrière le texte, c’est le b.a-ba du travail de l’acteur.
Ça se travaille phrase par phrase. Il faut relever les enjeux de chaque phrase, de chaque mot. Les idées qui dominent, les émotions qui dominent, il faut faire tout entendre. C’est un travail énorme d’écrire un livre. Ça peut prendre toute une vie. On ne peut pas trahir cela, il faut le respecter, tout faire entendre, tout faire vibrer à sa juste mesure. Dernièrement, pour la lecture de textes autour de Chopin, j’étais accompagné par une pianiste qui travaille un peu partout dans le monde. Ça me tirait vers le haut. Il n’y a rien qui tire plus l’âme humaine vers le haut qu’un grand musicien. Il fallait la voir travailler. La quantité de travail que représente chaque phrase musicale. Le retrait derrière l’instrument. Faire vibrer l’instrument. Le don absolu à l’instrument. C’est cela, le modèle, pour un acteur. Et l’instrument, c’est le texte.
Vous évoquiez précédemment vos instants de concentration sur les plateaux de tournage avant de jouer. Au théâtre, dans les derniers moments avant de rentrer sur scène, avez-vous là aussi une méthodologie particulière de concentration ?
Je crois qu’il n’y a pas trop de questions à se poser, à ce moment-là, en fait. Parce que, là aussi, on est nourri par le travail de répétition. Ça va revenir. Ce qu’on a travaillé va revenir. C’est peut-être ce moment-là qu’il faut retrouver : un moment où l’on est totalement démuni, un moment où l’on n’a pas peur de l’être, un moment où l’on a envie de vivre cette vie nouvelle qui se présente et qui va être d’entrer en scène. Et ça va revenir : quelque chose va se passer. Il ne se peut pas que la représentation n’ait pas lieu. Il va y avoir de la vie, c’est obligé. Evidemment, il faut autant que possible ne pas trahir ce qui a été décidé en répétition pour ne pas mettre les copains dans l’embarras. Le temps de répétition, c’est la grossesse. Et la représentation, c’est l’accouchement. J’essaie de ne pas penser à ce qui s’est passé la veille, de ne pas essayer de refaire la même chose. Je fais « comme si » j’oubliais. « Comme si » j’avais oublié. Là encore, il s’agit de faire complètement confiance à l’instant présent, à ce qui va se passer et de le faire vivre de la façon la plus intéressante possible. On est là pour donner à voir et à entendre, pour donner du plaisir, des émotions, de la joie et, au théâtre, c’est un moment de partage parce que les gens sont là. On sent leur présence, leurs corps, leur souffle. On sent s’ils écoutent ou s’ils s’ennuient. Et quand la salle écoute, quand on entend son silence, ses rires, quand on sent que le public est là, qu’il accompagne chacun de nos mouvements physiques ou sensibles, qu’on est tous ensemble et que c’est grâce à soi qu’on est tous ensemble, on est dans un état de reconnaissance absolu envers le monde entier.
Dans un autre registre, que vous avez précédemment commencé à aborder, la série de France 3 « Plus Belle la Vie » fête ses 15 ans. Vous qui êtes présent depuis le début, quel regard portez-vous sur ces 15 années de cette folle aventure ?
La bonne idée de départ, c’est celle de faire vivre un quartier de 15 ou 16 personnes représentatives de la société. Chaque français peut se reconnaitre dans un des personnages. C’est une très belle idée qui a eu comme conséquence de choisir des acteurs qui puissent porter cette histoire-là. C’est-à-dire que, d’emblée, a été posée l’idée qu’il n’y aurait pas de star, qu’il n’y aurait que des gens que l’on peut croiser dans la rue. Il fallait donc des français moyens pour jouer ces personnages-là. Michel Cordes en est un, par exemple, Sylvie Flepp en est une, j’en suis un, on est des gens normaux qui jouent une histoire normale. Ça, c’est la base de « Plus Belle la Vie » : la proximité avec les gens, incarnée par des acteurs qui peuvent la porter. C’est la richesse de ce programme et c’est ce qui fait son succès : des histoires quotidiennes, avec des acteurs très quotidiens, sans star, un jeu simple, sur lesquelles se sont mêlées ensuite des histoires policières qui mettent un peu d’aventure là-dedans et des histoires qui échappent même par moment un peu à la réalité, à la vie de tous les jours telle qu’on l’imagine. Mais, dans la vie de tous les jours, il peut se passer les choses les plus étranges, les plus inattendues. Dans « Plus belle la vie », ça arrive aussi.
Après, c’est une expérience qui a complètement transformé notre vie à tous. Parce qu’elle nous a offert l’accès au grand public, ce qui est moins le cas au théâtre – les acteurs du début venaient presque tous du théâtre. C’était une volonté de Michelle Podroznyk afin de créer un esprit de troupe... Il y a des côtés très agréables à cette notoriété, notamment l’affection que les gens nous témoignent. Parfois ça peut être un peu difficile à gérer aussi, il faut le reconnaître, parce que l’on a une vie privée qu’il faut sauvegarder. Des endroits où on va en vacances en famille, des endroits où on se rend pour être seul. Mais quelle chance, au final, de connaître cette vie tout de même un peu spéciale !

C’est vraiment intéressant de jouer le même personnage sur une aussi longue durée. On est entièrement libre. Un personnage, ça a des possibilités infinies. En quinze ans, Léo Castelli a tout connu : les difficultés de son métier, l’amour, l’amitié, le deuil, la séparation, les joies et l’inquiétude d’un père… tout ce que la vie peut proposer d’agréable ou de terrible… et plus encore, comme une tentative de meurtre sur sa personne. Les gens qu’il aime le plus, peuvent être amenés à se méfier de lui pour le simple fait qu’il est flic. Il est donc très solitaire, très sensible derrière sa carapace, et il est passionnant à jouer.
Léo, c’est un ami. C’est mon meilleur ami, même. Il ne peut pas se passer un jour sans que je pense à lui, même peut-être qu’il ne se passe pas une heure sans que je ne pense à lui. Les gens qui me reconnaissent dans la rue me renvoient aussi tout le temps à lui. Il y a même eu un temps, au début du travail, où, dans ma propre vie, je pouvais réagir comme un flic. Je pouvais avoir la même intransigeance à l’égard des gens qui font des erreurs, qui ne respectent pas les règles qui font qu’une vie en commun est possible. En plus, à cette période, j’avais pas mal de contacts avec des flics pour voir avec eux comment se passait leur métier. A présent, j’ai mis des nuances. Heureusement…
En quinze ans, il a beaucoup changé. On a aussi découvert des facettes plus personnelles de son histoire, il a également été amoureux, il a retrouvé sa fille. Dans son parcours, dans ce qu’il peut être amené à proposer, en échangez-vous parfois avec les scénaristes ? Ou, à l’inverse, aimez-vous vous laisser surprendre par ce qu’ils peuvent vous proposer ?
Je n’en parle pas tellement avec les scénaristes parce que j’aime bien me laisser surprendre par ce qu’ils ont écrit, et je trouve important que les auteurs se sentent libres vis-à-vis des acteurs. Le succès de la série, tout de même, il commence par les histoires que les auteurs ont envie de raconter. Et c’est important, pour leur plaisir, qu’ils puissent envisager pour chaque personnage l’évolution qu’ils veulent.
On a une réunion annuelle où chaque acteur peut parler, avec la production, de ses envies. On a des échanges à ce moment-là. J’aime bien être surpris par ce qui est écrit mais, par moments, j’ai aussi des envies, c’est vrai. Dans l’intrigue qui vient de commencer, le « cold case » de Léo, il redevient un peu plus le capitaine Castelli, il redevient un peu plus flic. Ça me plaît bien qu’on le voie un peu plus sur le terrain. J’aime bien l’idée de retrouver par moments le côté qu’avait Léo avant, ce côté pas toujours très fréquentable, le côté « bad-guy ». Il est devenu très gentil, très compréhensif, ça ne me dérangerait pas que, parfois, il le soit un peu moins, qu’il soit un peu plus animal, peut-être un peu moins prévisible. Mais, encore une fois, ce n’est pas moi qui décide et il est important que les auteurs soient libres. Et je m’amuse beaucoup aussi dans les scènes de comédie qu’ils écrivent pour Léo depuis mon retour dans la série.
On le sait, le rythme de tournage sur une quotidienne est très soutenu, au travers du nombre de minutes utiles à défendre chaque jour. Au fur et à mesure de ces années, affinez-vous toujours votre propre préparation ?
J’essaie, en tous les cas. C’est dans la nature d’un acteur de vouloir toujours améliorer son travail. Et « Plus Belle la Vie », c’est un super-terrain d’entraînement. Au début de « Plus Belle la Vie », il y avait pas mal de gens qui se moquaient de nous. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est normal d’ailleurs et ça ne doit pas être une excuse, c’est que, normalement, en télé, on tourne 4 à 5 minutes de film par jour. Au cinéma, on fait à peu près 1 minute et 30 secondes. Sur « Plus Belle La vie », on fait 20 minutes. Ce qui veut dire que l’on travaille 4 à 5 fois plus vite qu’à la télévision et plus de 12 fois plus vite qu’au cinéma.
Demandez à un menuisier de construire son escalier 4 à 5 fois plus vite que ce qu’il fait d’habitude, je vous conseille, quand l’escalier sera fini, de prendre l’ascenseur. Parce que je crains que ce ne soit un peu risqué de passer par les marches. Je sais de quoi je parle, mon père était menuisier et il a construit beaucoup d’escaliers - qui tenaient, je tiens à le préciser.
Donc, à l’époque, les gens étaient très critiques en nous voyant. Maintenant, on commence à voir des acteurs de « Plus Belle la Vie » un peu partout. Quand on regarde des acteurs qui arrivent chez nous, il y a toujours un temps d’adaptation au début, c’est évident. Pour essayer de rentrer dans cette machine qui est exigeante, qui est même parfois brutale. Quand vous devez jouer 7 à 8 séquences dans la journée, quand vous finissez en larmes dans l’un d’elles, par exemple, et que vous êtes dans un sentiment amoureux sur une autre, quand vous avez une conversation ordinaire en buvant simplement votre café au Mistral dans la suivante, vous allez avoir à peu près le même temps consacré à chacune de ces scènes. Il faut tellement passer à la suivante que, une fois que vous avez éprouvé une émotion très forte dans une scène, le réalisateur n’a pas le temps de venir s’inquiéter de vous, il est déjà focalisé sur la scène suivante.
C’est hyper exigeant mais c’est aussi notre métier, hein, de nous adapter. Je ne vais pas me plaindre.
Vous l’avez dit, c’est vous qui aviez fait part de votre envie de revenir dans le programme. Quelques années auparavant, étiez-vous aussi à l’origine de ce souhait de prendre du recul ?
Oui, c’est moi. Là, je vais vous parler d’une chose dont je n’ai jamais parlé. Je vais vous dire la raison pour laquelle je suis parti car je n’ai pas voulu le faire à l’époque. Ce qui s’est passé, c’est qu’un de mes enfants a eu un accident très grave. Le tournage a dû être complètement chamboulé d’ailleurs à cette occasion-là, cet accident s’étant passé à l’étranger, à une période où je travaillais beaucoup, presque tous les jours. Il fallait que je me rende en Afrique, là où ça s’était passé. J’y suis resté 10 jours et tout avait été réaménagé pour que je puisse faire à mon retour les scènes que je n’avais pas eu le temps de tourner avant mon départ.
C’était très éprouvant, évidemment, de me remettre au travail après avoir été au côté de l’un de mes enfants gravement blessé en Afrique. Ce furent des moments très difficiles. Mon enfant a été rapatrié en France un mois après son accident mais il est resté à l’hôpital pendant 2 ans. Au bout d’une année, j’étais totalement épuisé. D’autant plus que, comme je le disais, je travaillais alors beaucoup sur « Plus Belle la Vie ». Léo était le personnage qu’on voyait le plus à ce moment-là, j’étais donc l’acteur qui travaillait le plus, et je passais tous mes week-ends à l’hôpital à Garches.
J’ai alors eu un moment d’épuisement total, un épuisement à la fois physique et surtout moral, dont je ne me suis d’ailleurs pas rendu compte parce qu’il fallait tenir à la fois auprès de mon enfant et dans mon travail. J’ai éprouvé le besoin de me mettre à l’écart, j’ai voulu partir du monde, m’éloigner du bruit de l’existence, et donc aussi de « Plus Belle La Vie ». Je l’ai dit à Hubert Besson, qui était alors le producteur. Il s’est montré très compréhensif. Il m’a dit que je pouvais revenir quand je le voulais.
J’étais arrivé à un tel état d’épuisement que je pensais ne jamais revenir, me consacrer à l’écriture et à ma famille. Je n’ai pas voulu rendre publiques les raisons de mon départ, à l’époque, d’abord parce que je n’étais pas en état de le faire. J’avais besoin de calme et de tranquillité, et je voulais aussi qu’il y ait le moins de bruit possible autour de ce qui me poussait à partir. Je veux d’ailleurs remercier les acteurs de « Plus Belle La Vie » qui savaient tous ce qui s’était passé et n’ont rien dit. La solidarité entre nous n’est pas une façade. Elle est réellement très forte. Tous les acteurs qui viennent tourner chez nous le disent : l’ambiance y est très chaleureuse.
Pendant les 4 ans durant lesquels je me suis éloigné, la santé de mon enfant s’est stabilisée même s’il n’a jamais retrouvé la totalité de ses moyens physiques. Et il y a eu un moment où j’ai éprouvé le besoin de revenir. J’avais à nouveau besoin du monde, de l’excitation, de la lumière. A peu près à cette époque-là, je suis tombé par hasard sur un sondage de Télé Loisirs qui indiquait que Léo Castelli était le personnage qui manquait le plus au public de « Plus Belle La Vie ». Cela m’a profondément touché et même ému. Je pensais à revenir depuis quelques mois mais je n’étais pas encore tout à fait prêt. Puis je me suis décidé à reprendre contact avec Hubert Besson qui a immédiatement accepté. Les auteurs, deux mois plus tard, ont réussi à trouver un créneau pour mon retour dans un prime...

Est-ce que votre expérience-ci sur « Plus Belle la Vie » et la notoriété qu’elle génère vous aident aujourd’hui à développer d’autres projets en télévision ?
Alors, en fait, pas du tout ! Et j’essaie de comprendre. Peut-être que je dégage quelque chose de trop rugueux, y compris physiquement, et que ça peut faire peur. Je ne sais pas. Je ne suis pas un acteur lisse. Je n’essaie pas de gommer les aspérités qu’il y a en moi. Le côté pas-acteur dont je disais que c’était peut-être ce qui avait séduit Claude Chabrol. Mais je regrette de ne pas pouvoir m’exprimer davantage. J’ai tout de même beaucoup travaillé, ces derniers temps, pour mettre davantage de souplesse dans mon jeu. Peut-être que j’en manquais. Je ne lâche pas l’affaire, hein : je me dis que ça finira bien par payer un jour.
Pour terminer, quelles seraient vos envies ? Qu’aimeriez-vous pouvoir défendre et interpréter ?
N’importe quoi, pourvu que ce soit avec des gens qui ont un besoin réel de faire ce qu’ils font. J’aime ce qui est à la marge. J’ajoute que si ces gens sont gentils et braves, c’est un plus. Je recommence à avoir des propositions de théâtre. Je suis également depuis très longtemps à l’écriture d’un livre sur mon père. Et je vais continuer Plus belle la vie et la télévision, bien sûr. J’ai fait des lectures et on m’a redemandé d’en faire. J’ai un projet autour du « Mythe de Sisyphe » d’Albert Camus. C’est un livre qui m’accompagne depuis de longues années. Je suis entré en contact avec sa famille. Toutes ces choses-là vont se développer. Je continuerai aussi longtemps que je serai en état de travailler. 90 ans me paraît un bon âge pour arrêter...
Merci, Pierre, pour toutes vos réponses !